'RÉINVENTER' UNE PÉDAGOGIE DE L'ENTREPRENEURIAT (1/2)

Des idées clés du constructivisme critique au modèle éducatif de Paulo Freire

ABSTRACT (the full article will be available in English soon)

Entrepreneurship education is at the crossroads. On the one hand, entrepreneurship, as a teaching object, is very widespread in business schools, engineering schools and universities. On the other hand, entrepreneurship education lacks of legitimacy and critical approaches aiming at counterbalancing the influences of neoliberal ideology and dominant thoughts. The main objective of this interdisciplinary article is to propose an emancipatory entrepreneurship education pedagogy, centered around problem-based learning, and using key concepts from Paulo Freire’s educational model and critical constructivism. This proposed emancipatory model in the field of entrepreneurship education has important implications for learners, educators, educational systems and societies. (Editor's note: this article was first published on November 23, 2021 in the Revue Interdisciplinaire Droit et Organizations, number 1, 2021, pages 56-76. In collaboration with its author, a few elements have nevertheless been adapted to be more suited to the audience of our website. The second part of this article will be published next week).

RÉSUMÉ

L’enseignement de l’entrepreneuriat est à la croisée des chemins. D’une part, il est largement diffusé dans les écoles et les universités et d’autre part, il manque de légitimité académique et d’approches critiques visant à le soustraire des influences de toute forme d’idéologie et de pensée dominante d’essence néolibérale. Cet article interdisciplinaire a pour objectif principal de proposer une pédagogie émancipatrice de l’entrepreneuriat, reposant sur l’apprentissage par problème, et nourrie des concepts clés du modèle éducatif de Paulo Freire et du constructivisme critique. Cette proposition a des implications importantes pour les apprenants, les éducateurs, le système éducatif et la société en général. (NDLR : cet article a fait l'objet d'une première publication le 23 Novembre 2021 dans la Revue Interdisciplinaire Droit et Organisations, numéro 1, 2021, pages 56-76 . En accord avec l'auteur, certains éléments ont néanmoins fait l'objet d'une adaptation pour être davantage adaptés au lectorat de notre site. Sa seconde partie sera publiée la semaine prochaine).

L’enseignement[1] de l’entrepreneuriat a connu un développement d’une ampleur considérable au cours des 30 à 40 dernières années, dans la plupart des pays et à tous les niveaux des systèmes éducatifs concernés (Béchard et Grégoire, 2005 ; Fayolle, 2013 ; Fayolle et al., 2016a ; Liguori et al., 2019). Une des raisons de ce développement hors normes est que dans le contexte actuel, l’enseignement de l’entrepreneuriat est perçu (et conséquemment utilisé) comme un moteur puissant de transformation économique et sociale (Fayolle et al., 2016a). L’intérêt des individus pour l’entrepreneuriat en général et la création d’entreprise en particulier est croissant (Fayolle et al., 2016a ; Liguori et al., 2019) et au niveau des politiques publiques, le comportement entrepreneurial, quelles qu’en soient la forme et l’intensité, est fortement encouragé car il apparaît comme une bonne réponse aux crises que nous traversons (Liguori et Winkler, 2020 ; Ratten et Jones, 2020) et au problème du chômage (Fayolle et Pereira, 2012). L’enseignement de l’entrepreneuriat s’est ainsi progressivement transformé en un acte politique éducatif et un instrument de quasi conditionnement des individus à travers un discours dominant et des normes sociales qui contribuent à façonner un type de citoyen responsable, auto-suffisant et doté d’une capacité d’adaptation permanente dans un monde en mutation constante (Dahlstedt et Fejes, 2019).

De plus, en dépit d’un développement soutenu sur plusieurs décennies, la pratique et la recherche dans le champ de l’enseignement de l’entrepreneuriat sont confrontées à des questionnements récurrents et à des faiblesses théoriques et méthodologiques qui fragilisent la discipline et compromettent sa légitimité et son institutionnalisation académique (Fayolle, 2013 ; Fayolle et al., 2016a ; Neck et Corbett, 2018 ; Ratten et Usmanij, 2020). En particulier, l’enseignement de l’entrepreneuriat souffre d’une insuffisance d’approches critiques et réflexives sur les pratiques éducatives, les croyances et hypothèses dominantes, les présupposés idéologiques, les pédagogies et les théories d’apprentissage mobilisables (Fayolle, 2013). Une petite communauté de recherche privilégiant les approches et études critiques a récemment émergé dans le champ de l’entrepreneuriat (Verduijn et al., 2014 ; Fayolle et al. 2016b) et certains de ses travaux ont porté sur l’enseignement de l’entrepreneuriat (Berglund et Verduyn, 2018 ; Verduijn et Berglund, 2020). Mais à elle seule, il lui est impossible d’incarner une dimension critique qui devrait idéalement transcender les pratiques éducatives et la recherche dans le champ de l’enseignement de l’entrepreneuriat.

Ces constats nous amènent à nous poser la question de savoir comment parvenir à nous extirper du piège politique et idéologique, qui pourrait nous enfermer, souvent sans en être pleinement conscient, dans un rôle de transmetteur d’un discours néolibéral dominant (voir par exemple, Lackéus, 2017 ; Kuratko et al., 2021), et à adopter dans notre pratique quotidienne d’enseignant [2] et chercheur spécialisé en éducation entrepreneuriale une posture critique au bénéfice des apprenants, des institutions et des sociétés en général. Il y a certainement différentes façons de répondre à cette question (voir par exemple, Berglund et Verduijn, 2018 ; Verduijn et Berglund, 2020) et nous ne prétendons pas que celle que nous développons dans ce travail est unique ou meilleure que d’autres. La réponse éducative que nous apportons ici nous apparaît néanmoins appropriée au domaine de l’entrepreneuriat et de nature à prendre en compte les défis posés à court terme à son enseignement et aux recherches afférentes. Quelle est donc cette réponse ? Elle vient d’un intérêt pour le constructivisme critique appliqué aux domaines de l’éducation et de la pédagogie, et surtout de la lecture des travaux principaux de Paulo Freire, penseur clé dans le champ de l’éducation, dont les ouvrages ont influencé de nombreux éducateurs et chercheurs dans le monde entier.

Cet article est structuré comme suit. Dans une première section, nous exposons les lignes de force principales du constructivisme critique et de son application dans le champ de l’enseignement et de l’apprentissage. Puis, dans une deuxième section, nous présentons les idées originales et les concepts clés développés par Paulo Freire en matière d’éducation et de pédagogie. Enfin, dans une troisième section (NDLR : à découvrir dès la semaine prochaine), nous proposons un modèle critique d’apprentissage par problème dans le cadre d’une pédagogie émancipatrice de l’entrepreneuriat. Pour conclure, nous développons quelques implications de notre proposition, pour la pratique éducative, la recherche et la société.

1. Signification et genèse d’une pédagogie ancrée dans une posture constructiviste critique

Le constructivisme critique est une forme de constructivisme social qui insiste sur les conséquences sociales et politiques d’une connaissance réifiée et décontextualisée (Bentley, 2003). Les constructivistes critiques reconnaissent la nature sociale et politique de la production, de la justification et de la propriété de toute connaissance et en particulier de la connaissance scientifique. Ils valorisent la création et le développement de communautés de recherche ayant adopté cette posture épistémologique (Bentley, 2003). Le constructivisme critique accorde beaucoup d’importance aux valeurs et aux préoccupations éthiques dans le domaine scientifique et encourage la remise en cause d’hypothèses et de croyances au sujet des politiques, de l’économie, de la culture, de la psychologie et du potentiel humain pour favoriser des pratiques de recherche encastrées dans l’intégrité et la vérité (Bayne, 2007). Le constructivisme critique privilégie la réflexion, l’imagination, la conscience sociale et la citoyenneté démocratique (Bentley, Fleury, Garrison, 2007).

Dans le domaine de l’éducation, le constructivisme critique se réfère à une position théorique qui postule le développement chez les étudiants d’une compréhension et d’une disposition vis-à-vis de la connaissance de nature à favoriser la vie démocratique. L’objectif du constructivisme critique, dans ces conditions, est de susciter une plus grande conscience personnelle et sociale chez les apprenants et de leur permettre de devenir les véritables architectes de leur parcours éducatif (Eisner, 2003). Selon Bentley (2003), le constructivisme critique, à travers le développement d’outils intellectuels et d’attitudes relatives au socle social de la connaissance questionne le rapport au savoir des étudiants et le restitue en termes de signification et de valeur entre un sujet et les processus de production de la connaissance.

La pédagogie critique est une approche théorique et pratique prônant un type d’enseignement, d’apprentissage et de recherche basé sur le dialogue critique et l’analyse dialectique des expériences quotidiennes. De ce point de vue, il s’agit d’enseigner par la praxis, la pratique sociale pour comprendre la société et aussi possiblement la transformer (Macrine, McLaren et Hill, 2010). Le constructivisme et la pédagogie critiques constituent des écoles de pensée bien établies en sciences de l’éducation et en sociologie, portées par des communautés de recherche actives, alors que dans le champ de l’entrepreneuriat et de l’éducation entrepreneuriale elles demeurent à un stade embryonnaire, en dépit de quelques initiatives récentes (voir par exemple, Berglund et Verduijn, 2018 ; Verduijn et Berglund, 2020 ; Loi et al., 2021). Il est à remarquer que les critiques les plus virulentes adressées à l’éducation entrepreneuriale telle qu’elle est instituée dans les écoles de commerce et les universités viennent de chercheurs n’appartenant pas aux sciences de gestion et/ou engagés dans le champ de l’entrepreneuriat (voir par exemple, en sociologie, Chambard, 2014 et en éducation, Dalhlstedt et Fejes, 2019 ; Amiel et al., 2021).


Selon Parkhouse (2016), la pédagogie critique a ses origines dans les théories critiques et les postures philosophiques développées notamment par Karl Marx, John Dewey, Jürgen Habermas, Antonio Gramsci et l’école de Frankfort (Frankfurt School of Critical Social Theory). Une école de pensée émerge au cours des années 1970, aux Etats-Unis, sous l’impulsion d’un groupe de chercheurs, parmi lesquels Henry Giroux, Michael Apple, Peter McLaren qui s’inspirent très largement des travaux de Paulo Freire relatifs à la conceptualisation d’une pédagogie radicale (Rikowski, 2007 ; Giroux, 2010).  Les concepts clés élaborés par Paulo Freire ont transformé le champ de l’éducation, fait écho aux préoccupations de nombreux éducateurs en quête de justice sociale et ont influencé d’innombrables enseignants et chercheurs dans d’autres disciplines comme la philosophie, les sciences politiques, la théologie ou encore la théorie littéraire (Kincheloe, 2008).


2. Les idées et les concepts éducatifs de Paulo Freire

L’œuvre de Paulo Freire, son intérêt précoce pour l’éducation et la justice sociale, ne peuvent être déconnectés de son parcours et de ses expériences de vie.  Avant de présenter ses concepts éducatifs clés, il nous semble utile à leur compréhension d’exposer quelques faits marquants de l’histoire personnelle de leur auteur.

2.1 Une courte biographie à finalité compréhensive

Paulo Freire est né en 1921 [3] au Brésil à Recife, capitale de l’une des régions de ce pays, le Nordeste, parmi les plus défavorisées. Il est d’emblée confronté à l’injustice sociale, à l’exclusion, à la discrimination, à la marginalisation et à l’analphabétisme d’une partie de la population. Ce contexte particulier a suscité très tôt son engagement dans des mouvements et des associations d’éducation populaire, dans des structures universitaires, municipales et paroissiales au sein desquelles il a progressivement élaboré sa conception de l’alphabétisation émancipatrice du peuple (Lenoir et Lizardi, 2007). Paulo Freire a connu l’arrestation et l’emprisonnement, lors du coup d’état militaire de 1964 au Brésil, puis, une très longue période d’exil, notamment au Chili.

Il a enseigné à Harvard, conseillé l’UNESCO et inspiré des programmes éducatifs en Afrique et en Amérique du Sud. Paulo Freire a d’abord étudié le droit, tout en étant intéressé par la psychologie du langage et la philosophie, discipline dans laquelle il est inspiré par la phénoménologie, le personnalisme chrétien, l’existentialisme et le marxiste humaniste. Ses ouvrages les plus connus sont : Pédagogie des opprimés (1964) et Education : pratique de la liberté (1968).

La conception de l’éducation de Paulo Freire s’inscrit dans la reconnaissance, au sein de toute société humaine, d’un rapport de force entre dominants et dominés, oppresseurs et opprimés, qu’il est nécessaire de rééquilibrer dans un mouvement de transformation sociale. Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire propose une analyse du processus de libération/autonomisation des individus par l’éducation et montre de quelle façon cette libération peut être réalisée. « La pédagogie des opprimés est la pédagogie des hommes engagés dans la lutte pour leur libération » (Chambat, 2006). Cette lutte ne peut être conduite par les oppresseurs car ces derniers sont « déshumanisés » parce qu’ils « déshumanisent » les autres. Cependant, ils peuvent être solidaires des opprimés et œuvrer à la construction d’une pédagogie humanisante basée sur le dialogue, la conscientisation et la praxis, associant, dans l’esprit de Freire, action et réflexion.  A travers ces composantes, Freire a exprimé sa croyance que les apprenants peuvent apprendre à lire et à transformer le monde, dans lequel ils vivent (Kincheloe, 2008).  Freire oppose cette pédagogie à une pédagogie classique qu’il dénomme « bancaire » au sens où les enseignants, qui détiennent le savoir, « déposent » des connaissances dans l’esprit d’étudiants réceptifs et passifs sensés les assimiler à l’issue du processus éducatif pour les réutiliser ensuite.

Après cette brève introduction biographique, nous allons nous attarder sur les concepts, développés par Paulo Freire, qui nous semblent porteurs d’une éducation critique et émancipatrice, en particulier dans le champ de l’entrepreneuriat.

2.2 Les piliers conceptuels de la pédagogie de Paulo Freire

En outre du dialogue, de la conscientisation et de la praxis, évoqués précédemment, et que nous allons développer davantage, nous allons présenter, dans cette section plusieurs autres fondements conceptuels du modèle éducatif de Paulo Freire, l’éthique, l’autonomie et le questionnement (Lenoir et Lizardi, 2007), ainsi que l’apprentissage par problème, qui, dans l’esprit de l’auteur, englobe l’ensemble de ces modalités (Rugut et Osman, 2013).

2.2.1 La dimension éthique

La conception de l’éthique de Paulo Freire accorde une place fondamentale au dialogue, au respect des points de vue différents et s’oppose à toute forme d’inculcation au service d’intérêts politiques ou partisans, et ce y compris l’inculcation des convictions propres de l'éducateur (Lenoir et Lizardi, 2007).
Pour Freire, « le respect de l’autonomie et de la dignité de chacun est un impératif éthique et non une faveur que nous pouvons ou non concéder aux uns et aux autres. Ce respect ne peut être confondu avec le laxisme et la capitulation devant des actions socialement et humainement inacceptables parce que discriminantes ou immorales » (Lenoir et Lizardi, 2007, p. 10). A cet égard, la posture éthique de Paulo Freire commande de lutter contre toute forme de discrimination quelles qu’en soient l’origine et la nature.

2.2.2 La perspective dialectique

Le dialogue et les interactions éthiquement respectueuses sont au cœur de l’approche pédagogique de Paulo Freire. Pour ce dernier, « le dialogue est une exigence essentielle, parce qu’elle est constitutive des êtres humains libres » (Lenoir et Lizardi, 2007, p.12). La perspective dialectique hégélienne de Freire présuppose « une mise en extériorité, une décentration et une distanciation par rapport à sa propre activité de production et au produit qui en résulte … et repose fondamentalement sur le fait que la reconnaissance mutuelle – par le dialogue – est la seule possibilité de résoudre les conflits dans le respect de la liberté humaine » (Lenoir et Lizardi, 2007, p.12).
Le dialogue, dans la conception pédagogique de Paulo Freire, poursuit un but précis et s’inscrit dans une logique de « confrontation discursive de point de vue distincts qui impliquent des élèves, des savoirs et un ou des formateurs situés socialement et qui vont co-construire une compréhension nouvelle à l’égard d’un problème (une situation existentielle) » (Lenoir et Lizardi, 2007, p.13). Cette compréhension nouvelle d’une situation-problème est la résultante d’un processus d’écoute mutuelle, d’expressions et d’acceptation d’opinions divergentes et de convergence vers une synthèse partagée entre des discours et des thèses porteurs de sens, mais par nature opposés.

2.2.3 L’autonomisation

Le cadre éthique et la place centrale du dialogue au sein du dispositif pédagogique encouragent et facilitent l’autonomisation des apprenants. Dans l’esprit de Paulo Freire, l’autonomisation ne s’inscrit pas dans une perspective individualiste, la production de connaissance relevant d’un acte collectif, comme nous l’avons exposé dans la section précédente. L’autonomisation est « un processus de maturation progressive et spécifique à chaque être humain qui le transforme selon un rythme qui lui est propre, ce qui implique pédagogiquement d’en tenir compte et de centrer ce processus sur les expériences qui stimulent la décision et la responsabilité, c’est-à-dire sur les expériences respectueuses de la liberté. Ce processus qui est à poursuivre tout au long de la vie, qui n’est jamais définitivement atteint (car l’être humain est un être non fini), exige de s’investir dans un travail de conscientisation » (Lenoir et Lizardi, 2007, p. 10).

2.2.4 La conscientisation

La conscientisation est un processus éducatif majeur dans la théorie pédagogique de Paul Freire. Il s’agit d’une prise de conscience permettant au sujet apprenant, engagé dans une pratique sociale, de se situer par rapport à la réalité socioculturelle qui détermine son existence et de mieux la comprendre afin d’avoir potentiellement la possibilité d’agir sur elle. Le processus de conscientisation permet, en outre, aux individus de se découvrir, de prendre du recul et de réfléchir à leur existence. D’après Lenoir et Lizardi (2007, p. 11), interprétant la pensée de Paulo Freire, « Le processus de conscientisation, à la fois source et mouvement de libération est conçu comme une prise en charge par le sujet apprenant, comme un cheminement progressif qu’il réalise et qui passe de la vision magique à la perception spontanée et naïve de la situation de vie et à la conscience critique et engagée ». L’étape ultime du processus de conscientisation est donc le développement d’une conscience critique et engagée « qui implique l’intervention médiatrice du formateur et de la pédagogie critique que celui-ci met en œuvre. Elle conduit à la problématisation de la situation existentielle, et à son analyse, à l’identification de raisons ou de facteurs interprétatifs de la situation analysée et d’actions potentielles à entreprendre pour résoudre le problème social. Elle est à la base d’une démarche émancipatoire » (Lenoir et Lizardi, 2007, p. 11). La conscientisation est nourrie par la relation d’enseignement et s’appuie sur une méthode pédagogique dialectique qui fait intervenir des savoirs d’expérience et des savoirs théoriques tout en ne se limitant pas au seul partage d’expériences vécues.

2.2.5 La composante praxéologique

La praxis, telle qu’elle est conceptualisée par Paulo Freire, combine étroitement action et réflexion dans un processus d’apprentissage qui démarre par l’action, laquelle est suivie d’une réflexion sur l’action qui à son tour promeut l’action suivante (Rugut et Osman, 2013). Dans ces conditions, l’apprentissage est un processus continu dirigé vers le développement de la capacité des apprenants à agir dans le monde réel afin d’y prendre place et de le transformer (Rugut et Osman, 2013). Pour Freire (1973), « L’apprentissage implique un mouvement dialectique qui va de l’action à la réflexion et de la réflexion sur l’action vers une nouvelle action » [4]. C’est à travers l’action, le dialogue, la réflexion et les interventions conjointes des éducateurs et des apprenants qu’un apprentissage authentique peut être réalisé, tout en respectant les règlements institutionnels.

2.2.6 Le questionnement

Le questionnement est une composante essentielle de l’apprentissage dans le modèle éducatif de Paulo Freire. Il est « un processus créateur, capable de stimuler la mise en œuvre de moyens pour répondre à des problèmes existentiels…il est le point de départ de la problématisation des expériences et des conditions de vie, du processus de construction du savoir qui fournit les moyens épistémiques d’analyse de la pratique » (Lenoir et Lizardi, 2007, p. 15). Le questionnement est le point de départ de la connaissance. Il présuppose le dialogue, génère un processus de réflexion critique et s’oppose ainsi à la pédagogie de la réponse caractéristique d’une approche bancaire de l’éducation.

2.2.7 L’apprentissage par problème

Nous traduisons par « apprentissage par problème » le modèle éducatif que Paulo Freire nomme « problem-posing » et qu’il oppose à l’approche « bancaire » de l’éducation (Freire, 1970). Le problème posé par les étudiants ou l’éducateur, ou les étudiants et l’éducateur, ainsi que le processus de problématisation sont au cœur des situations d’apprentissage. Paulo Freire accorde d’ailleurs une grande importance au concept de situation qu’il décline en différents types : situation existentielle, situation limite, situation problème et situation d’apprentissage (Lenoir et Lizardi, 2007). Les êtres humains sont déterminés dans leurs pensées et leurs actions par l’environnement et le contexte social, politique, économique et culturel dans lequel ils évoluent : « Les hommes étant des êtres en situation, se trouvent enracinés dans un contexte spatio-temporel qui les marque et qui est aussi marqué par eux. Ils ont tendance à réfléchir sur leur propre existence en situation dans la mesure où, défiés par elle, ils agissent sur elle » (Freire, 1974, p. 97, cité par Lenoir et Lizardi, 2007, p. 22).
Dans ce modèle d’éducation, l’enseignant et l’apprenant explorent ensemble des problèmes ou des réalités, qu’ils ont eux-mêmes identifiés et jugés suffisamment pertinents pour en faire des situations d’apprentissage. Ils les problématisent, les analysent et les discutent à partir de leurs expériences, sentiments et connaissances (Rugut et Osman, 2013). Le rôle de l’enseignant n’est pas d’apporter des réponses au problème posé, mais d’aider les apprenants à mettre en œuvre une forme de pensée critique, la conscientisation, au sujet de la situation (Freire, 1973). L’apprentissage peut ainsi être mieux réalisé par la pensée critique et l’analyse de ses expériences et de ses sentiments (Rugut et Osman, 2013).

(NDLR : retrouvez-nous la semaine prochaine pour découvrir la fin et la liste de références complète de cet article.)


[1] [2] Nous utilisons, dans ce texte, les termes enseignement, éducation et formation en leur attribuant une signification équivalente.
[3] Il est mort en 1997 à Sao Paulo, à l’âge de 75 ans.
[4] Traduction de : "The act of knowing involves a dialectical movement that goes from action to reflection and from reflection upon action to a new action."


L’AUTEUR

Alain Fayolle est un professeur distingué d'entrepreneuriat, fondateur et ancien directeur du centre de recherche en entrepreneuriat de l'EM Lyon Business School, France. Désormais professeur au Centre pour l'Innovation et l'Entrepreunariat (CREA UniCA) de l'Université de Cagliari et Président du Comité d’Orientation et de Prospective de l’IFAG, il a publié 45 livres et plus de deux cents articles. En 2013, Alain Fayolle a obtenu le Prix Européen de la Formation à l'Entrepreneuriat 2013 et a été élu Président de la Division Entrepreneuriat de l'AOM pour l'année académique 2016-2017. En 2015, il a reçu le prix Wilford L. White Fellow de l'ICSB. Alain a été invité en tant qu'expert en entrepreneuriat par des universités internationales, des institutions (OTAN, UE, OCDE) et des gouvernements. Il a également conseillé des entreprises et des collectivités locales.